Fred Solojak

Fred Solojak

Merci à Herman...

Merci à Herman…

… qui m’a sauvé du suicide. Du moins, près de trente ans plus tard, je me plais à l’imaginer. Je venais d’être plaqué par le « grand amour de ma vie ». Enfin, celui qui en tenait lieu à l’époque.  Le crime avait été perpétré avec audace et savoir-faire. J’en passe les détails. D’ailleurs, les ai-je seulement connus puisque tout avait été si vite ? Je me suis retrouvé seul sur le carreau d’un dancing, vers minuit, alors que deux heures plus tôt, j’y étais entré avec la plus belle femme du monde pendue à mon cou. J’ai titubé vers ma bagnole, une Cox poussive et bleue pâle, et j’ai foncé chez Herman.

Herman, ce n’était pas un génie, un mec dont on fait des statues ou à qui on délivre des exvotos grands comme une pleine lune. Il était même plutôt pourri, alcolo, camé, il avait même dû faire un peu de prison, en des temps qu’il prenait un soin infini à nous sceller. Il battait ses copines, se cuitait sans retenue, sortait les poings quand le regard noir d’un adversaire assombrissait le sien. C’était un chien méchant, Herman, sauvage, mais c’était mon ami. Pourquoi ? Parce que je sortais de l’enfance et que lui n’y avait jamais été ? Parce qu’il était costaud comme un lutteur de foire alors que moi, je me croyais malin comme un singe ? Parce qu’il avait installé la sono dans la Cox poussive et bleue pâle ? Parce qu’il était Flamand et moi Wallon ? Parce que tous deux, on s’habillait de vieilles vestes militaires ? Ou, tout simplement, tout comme « El » du roman, il savait écouter l’autre que j’étais, malgré les grands éclats de gueule qu’il se payait souvent, quand on le contrariait ou qu’il se sentait lui-même « mal aimé »…

Non, je ne saurai jamais, avec une exactitude scientifique, pourquoi il fut mon ami et pourquoi j’étais arrivé chez lui dans un état pas possible, à l’aube de ce dimanche de merde qui me voyait rendu au célibat et si paumé, si désespéré, avec de l’encre dans la bouche, celui des mots que je n’écrirais plus à ma belle salope… Qu’importait l’heure ; j’ai cogné la porte comme si je pulvérisais ma gueule dans un miroir et il a ouvert. Il m’a dit « installe-toi », m’a servi une bière, content sans doute d’avoir un prétexte pour s’en envoyer une. J’ai parlé. Des heures et des heures. Jamais, de ma vie, je n’ai autant parlé, et sangloté et hurlé… Vers midi, je crois, on s’est envoyé un saucisson et un bout de baguette puis j’ai pieuté jusqu’à ce que la salope se gomme d’entre mes yeux.

Le soir, je suis sorti de chez lui et il a enfin rompu son silence. Il m’a dit : « Pas de bêtises, hein ? » J’ai regardé mes pieds et je ne lui ai dit ni oui ni non, ni même merci. J’ai haussé les épaules et je lui ai serré la main, cette main puissante et si souvent en colère qui, cependant, sous le crépuscule rayé de pluie, eut pendant une fraction de seconde, la douceur de celle d’une jeune fille…

Je ne devais jamais le revoir. Étrange ! Pendant plus de trois ans, me semble-t-il, nous avions nourri une relation de copinage, de virées dans les boîtes, de balades dans les bois, en compagnie d’amis et d’amies communs. Nous étions une bande, un club, une tribu. Tout cela se retrouva gommé par une seule sortie dans un dancing où je n’aurais jamais dû mettre l’ombre d’un pied. Et merde, c’est ballot, la vie, quand on veut vieillir pour faire comme « les autres » ; quand on veut  trouver chaussure à son pied et bien en serrer le lacet…

Oui, Herman fut mon ami. «Fut », car il est mort. Une fois de trop, dans un bistrot glauque de Liège, vers les deux du mat’, il a sorti les poings. Repoussé par un adversaire un peu moins soul que lui, il est tombé en arrière et sa tête a heurté une borne de pierre centenaire qu’on avait laissée là pour faire bien… Il est mort en silence, sans savoir, sans doute qu’il m’avait sauvé la vie deux ou trois ans plus tôt, en ignorant, surtout, que je verserai une larme, une vraie, sur cette mort de cloche apprise, par hasard, dans un canard que je ne déplumais jamais...

 

Comme il n’a pas connu internet, je me devais de l’y mettre…

 

Histoire de ne jamais oublier que, tout comme « El » du roman, chacun d’entre nous, même le plus borderline, est appelé à ouvrir sa porte quand un « Jef » de virée loupée s’écrase dessus. Afin de lui dire, sans qu’un seul mot ne sorte de sa bouche : « Non, Fred, t’es pas tout seul, il me reste trois sous, on va se les boire puis on s’assoira sur un banc et on parlera de l’Amérique où on ira quand on sera riche… » C’est-à-dire jamais. Puisque, lui, l’était déjà. Sans le savoir. La richesse du cœur, ça ne se dépense pas comme des billets de mille ;  ça se donne comme des « je t’aime » qui ne sont jamais ceux que l’on bafouille à l’entrée des dancings, afin de retenir une belle fille qui s’en va…

 

Fred Solojak

 

 

 

 

"El tout simplement..."

 

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28/01/2013
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