Fred Solojak

Fred Solojak

Royaumes disparus...

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Je suis tombé sur un « post Facebook » évoquant la disparition, il y a deux ans déjà, de Daniel, l’un des derniers bouquinistes liégeois. J’ai fermé les yeux et j’ai revu cette boutique étroite que j’ai fréquentée, dès mes douze ans, quand je me rendais à « l’athénée de la rue des Clarisses ». Elle était tenue, à l’époque, par un certain monsieur Billen (ou Bielen ?). C’est là que j’ai compris que l’on peut bâtir un monde avec des livres, puisque derrière tous ceux que cette « Bouquinerie des Carmes » contenaient, je n’ai jamais imaginé qu’ils puissent encore y avoir des murs…

 

 

 

 « Il faut vivre avec son époque » entends-je dire parfois de la part de ces réducteurs de tête manichéens qui pullulent en ce siècle de haute technicité. Je suis bien d’accord avec eux. Je vis avec mon époque. Ma belle époque. Celle où la lecture était la référence, où l’on dévorait des livres à une cadence de marathonien, sans s’inquiéter d’un téléfilm « qui va commencer » ou d’une série « qu’on ne doit pas rater ». Normal, la « télé » cessait d’émettre vers minuit sur des petits bonhommes de Folon ou sur une mire strictement incompréhensible.

 

Pour alimenter notre passion, il y avait pléthore de librairies et de bouquineries tenues par des êtres exceptionnels appelés « libraires et bouquinistes ». C’étaient à la fois les gardiens et les grands prêtres de temples aux colonnes de cuir, de papier et d’images. Un parfum unique, concoction d’encre, de poussière, de peaux tannées, de papier sec ou vaguement humide, flottait dans l’édifice sacré, enivrant peu à peu le chaland peu aguerri encore à la fréquentation de l’endroit ou ravissant celui qui, peu à peu, était devenu pratiquant fidèle, à se fondre dans les rayonnages. Parfois un fumet de matou, engagé là à la fonction de tueur de souris — ces Attila du papier — s’élevait de quelques recoins obscurs. Qu’importe, l’air du Livre valait tous les grands airs du Monde.

 

Quand on ramenait chez soi notre dernière pépite, on n’avait de cesse que de poursuivre une découverte entamée là-bas, dans ces mines à ciel ouvert de culture et d’esthétisme — oui d’esthétisme ! — dont nous étions devenus les actionnaires. Avait-on demandé conseil au maître des lieux ? Lui avait-on mendié une « ristourne » en ne s’effarouchant guère de ses sourcils froncés et de ses soupirs à fendre l’âme, puisqu’à l’en croire il était au bord du dépôt de bilan ? Avions-nous agi sur un coup de cœur, parce que l’objet était « beau » et la première phrase envoûtante ? Une fois « chez nous », aucun regret ne corrompait notre nouvelle relation. Nous n’avions pas acheté un produit qui, une fois utilisé, serait oublié, voire bazardé à la poubelle ou renégocié sur un quelconque Ebay. Nous avions accepté d’aborder un univers inconnu — ou mal connu — qui, le temps de quelques soirées, allait peut-être devenir le nôtre, L’on alignait nos trésors dans des « bibliothèques » que l’on montrait à ses amis et visiteurs, en leur suggérant de se taire, tant le silence propre aux livres est éloquent. Il suffisait cependant d’en déboîter un de son rayon pour qu’il se mette à parler. À condition de le faire en prenant d’infinies précautions. En effet, il était hors de question de pétrir un volume comme l’on s’enflamme pour une femme trop vêtue. C’est là une sinistre habitude de présentateurs télévisuels attelés à la promotion du dernier ouvrage de chez Gallimachin, du Goncourt de l’année ou de la bio incendiaire d’une pute élyséenne. Nous, c’était presqu’à genoux qu’on conviait deux millénaires de littérature à un banquet d’idées et d’imaginaire, que l’on y dévore 150 pages d’un auteur connu de quinze fidèles ou une édition princeps d’un Immortel traduit en cinquante-six langues. C’était une question d’éducation et de respect envers tous ceux qui avaient contribué à le « fabriquer », depuis l’écrivain transpirant sur sa page jusqu’au petit livreur des messageries…

 

Ce banquet, j’en ai besoin, encore maintenant, malgré Fnac et Amazon, tablettes dites « de lecture » et autres accessoires « culturels » sino-coréens. A tel point que si je me trouve dans une demeure où ne séjourne aucun livre « visible », je me sens très vite abandonné, inutile, déstabilisé, au bord de la fuite. L’hôtesse se dépoitraillerait-elle pour se ruer sur moi, toute miss Univers serait-elle, je ne songerais qu’à lui hurler : « Mais que lis-tu, bordel ? »

 

Oui, je suis heureux d’être resté à mon époque. Et quand l’heure sera venue de rendre les armes, je me présenterai sinon un livre à la main, du moins dans la tête. Celui que je n’aurais pas achevé de lire. Et si Diable ou Bon Dieu me demandent ce que je tiens là, dans ma main ou dans ma tête, je leur rappellerai de quoi il s’agit puisqu’à force de tout accepter des Hommes, Ils ont oublié tant de choses essentielles !  Et je suis presque certain que l’Un et l’Autre se disputeront pour que je le leur prête…

 

Je le ferai volontiers, à condition qu’Ils me garantissent une alternance de séjour entre le paradis des bouquinistes et l’Enfer des bibliothèques !

 

Fred Solojak

 

 

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16/12/2018
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