Fred Solojak

Fred Solojak

Les Elodiades (6) - Quand le diable joue au foot...

Avertissement

 

Dans ce qui va suivre, Elodie, qui n’en rate pas une, assimile  « l’Exorciste » (oui, le film !) à la coupe d’Europe de football… J’ai beau expliquer à Solojak qu’il ferait mieux de tourner la page, il s’obstine à vouloir donner la parole à cette pimbêche horripilante. Pour le déciller, je vais être cruel et dévoiler quelques-uns de ses petits secrets:

 

— Il n’a plus mis le pied sur un sommet autre que celui de son escabelle de ménage depuis au moins trente ans !

— A l’époque de ses « fameux exploits » de grimpeur, il ne suscitait pas l’enthousiasme délirant des groupies alpestres qu’il lui arrivait de croiser… Aussi, aurait-il rencontré « une Elodie », celle-ci se serait sans doute tirée avec un autre, toute « pure et altruiste » aurait-elle pu être…

— Intellectuellement, il commence à sérieusement décliner, le cher Fred… Et il le sait ! C’est pourquoi, il se tait de plus en plus tout en écrivant de moins en moins bien…

Pauvre type, va !

Comme je lui dois cependant quelques reliquats de loyauté, je lui laisse publier ce nouveau délire dont, bien entendu, il assume l’entière irresponsabilité…

                                                                                              Dan Bracco

  

 

Un soir d’hiver, Elodie est venue m’emprunter du sel. En effet, si elle peut prétendre, comme tout un chacun, être « le sel de la terre », elle manque totalement de méthode dans sa manière de gérer ses provisions. Il lui arrive de se rendre trois ou quatre fois par jour à l’épicerie du coin qui, par ailleurs, ne semble survivre que pour la servir. Je me pliai de bonne grâce à sa demande d’autant plus aisément que, ce soir-là, elle avait un joli petit sourire contrastant avec la rigueur du climat.

— Je t’embête avec mes emprunts à répétition, n’est-ce pas ? me dit-elle, en empochant une des trois salières mensuelles que je lui gardais en réserve.  

— Pas du tout...

J’aurais voulu qu’elle s’incruste. Le comprit-elle ? Sans doute. Elle me demanda ce que je faisais...

— Une fois n’est pas coutume, je vais passer la soirée devant la télé...

Elle sembla déçue. Que s’imaginait-elle ? Que je passais mon temps à écrire, à lire, à jardiner, à me balader dans la nature, herborisant à gauche, poétisant à droite, à la manière d’un Rousseau anachronique? Elle s’enquit néanmoins de ce que je comptais regarder...

— Un film « pour les grands »... Répondis-je, sibyllin, afin d’aiguiser sa curiosité... « L’exorciste »... On le passe sur la « trois »... Tu connais ?

— Je l’ai vu... Au Ciné-Lux de L..., avec mon copain de l’époque... Susurra-t-elle, fielleuse, afin d’éperonner ma jalousie. Terrible, n’est-ce pas ?

— Débile, plutôt...

— Si tu le juges ainsi, pourquoi veux-tu le revoir ?

— Tu sais très bien que j’ai besoin, ponctuellement, d’une bonne dose de crétinisme... Sans quoi, mon génie me fatigue…

— Et tu risques de sombrer dans ta chère emphase... Mais, sans vouloir te casser, es-tu certain d’avoir vu le même « Exorciste » que moi ?

La conversation tournait au surréalisme. Je fus surpris par l’air trop sérieux qu’Elodie affichait. Ca se voyait qu’elle s’apprêtait à me donner une leçon. Laquelle ? Je la biaisai en beauté :

— Moi, j’ai vu celui avec la petite fille qui tourne la tête à 180 degrés, qui vomit un liquide vert, qui monte au plafond comme un Zeppelin, qui...

— Alors, c’est bien le même... Mais il n’y a pas de petite fille ; il y a une pré-adolescente. Elle ne tourne pas la tête à 180 degrés ; elle est capable d’embrasser tous les horizons. Elle ne vomit pas un liquide vert ; elle parle avec ce qu’elle a de plus immonde en elle. Elle ne monte pas au plafond ; elle veut retrouver, malgré elle, le chemin du ciel... Bon, sur ce, je te laisse ! Je dois aller saler l’eau de mes pâtes...

Quand Elodie avait pris la parole avec ce sale petit genre de « mam’zelle je-sais-tout », pour ne pas la gifler, je devais me rappeler qu’elle avait fait un séjour chez les fous... Je la regardai avec pitié, en déplorant, une fois de plus, qu’une fille aussi sympa puisse être parfois si hermétiquement doctorale...

— De toute façon, reprit-elle, devinant sans doute que j’étais au bord de la mépriser, tu n’as pas à te justifier... Tu dois avoir des raisons personnelles de revoir ce film... Tu dois y trouver du plaisir, au-delà du prétexte de te « reposer de ton génie » !

C’était clair ; elle s’était foutue de ma gueule. Elle boutonna son manteau et se dirigea vers la porte. Je l’attrapai par le bras et l’obligeai à me faire face. Soudain, ses yeux lancèrent des éclairs et sa bouche se tordit sous une poussée de mots fiévreux que je bâillonnai aussitôt de la main. Elle me balança un coup de pied dans le tibia et je partis faire un tour de salon à cloche-pied tandis qu’elle me suivait, probablement pour m’achever. Quand elle m’eut coincé entre le divan et la table à repasser, elle se jeta sur moi. Déséquilibré, je partis en arrière et si, la fenêtre n’avait pas été fermée, j’aurais basculé par-dessus bord… Emporté par le talus rendu glissant par le gel, j’aurais dévalé jusqu’à la nationale où un de ces poids-lourds, fréquents à ces heures, n’aurait pas pu freiner pour m’éviter, étant sans doute dépourvu d’ABS...

Je venais d’échapper à la mort !

Plus sérieusement, Elodie me ramassa en me tendant la main. D’un bon souple de ce jeune homme que je n’étais plus, je m’appuyai contre elle. Elle me souffla à l’oreille :

— Tu vois que ce film n’est pas débile... Il est juste exagéré, afin d’assurer son succès auprès des amateurs de vilains frissons...

— Je ne comprends pas où tu veux en venir, me mentis-je, en me détachant d’elle.

Elle éclata de rire et prit le timbre éraillé d’une vieille alcoolique :

— Quel est le démon qui t’habite, très cher ami ?... Moi, je connais le mien, tous les miens !

Elle reprit une voix normale pour poursuivre :

— Et c’est pourquoi « l’Exorciste » ne m’effraie pas. Tu vois, la seule chose que j’en ai vraiment retenu, c’est l’inscription en relief sur le ventre de Regan, la possédée : « Help me ! » Elle contient toute la détresse du monde, quand celui-ci est incapable de lutter contre le mal qui le ronge, que tout semble perdu, que nos connaissances et nos certitudes sont devenues totalement inopérantes… C’est parce qu’il y a eu ce cri que Dieu est venu sur la terre, que les prêtres, dans le film, se sont sacrifiés, qu’une mère est capable de se jeter à l’eau pour sauver son enfant, qu’un malade, muet de douleur sur son lit d’hôpital, implore du regard tout qui passe près de lui afin de l’aider à mourir en l’entourant d’un peu de compassion… C’est grâce à ce cri que le monde existe encore, malgré des désastres si terrifiants qu’aucun scénariste hollywoodien ne pourrait les imaginer… Bon, je te laisse, l’eau de mes pâtes va s’évaporer… Bonne soirée !

En me massant le tibia, je m’approchai prudemment d’elle. On ne sait jamais de quoi sont capables les gens, même ceux que vous avez imaginés lors de vos nuits d’écriture… Elodie venait de me prouver qu’elle aurait pu me faire passer par une fenêtre… Comme deux malheureux héros du film !

— Reste ! Je n’ai pas envie de le revoir « tout seul »…

— Alors ne le regarde pas… Va dormir ou tape toi un bon livre ! Mieux ; n’y-a-t-il pas en ce moment, la coupe d’Europe de football ? C’est tout aussi effrayant !

— Que veux-tu dire ?

Elle se tordit brièvement la bouche, comme si elle retenait des mots qui ne m’étaient pas destinés, et reprit :

— Des bêtises… J’allais dire des bêtises. C’est beau, le foot. Rien que des gestes purs, agencés dans le but collectif d’assurer une victoire à une équipe, représentante d’une « nation », et effectués par de beaux jeunes gens totalement désintéressés… Qui font ça « pour le sport »… Applaudis par des milliers et des milliers d’individus aux visages sereins, lumineux…

Elle rit à nouveau avant de me caresser furtivement la joue.

— Cette fois, j’y vais ! J’ai assez dit de stupidités pour ce soir. Le monde va bien, si bien, depuis que le diable — tous les diables, y compris Pazuzu — ont été cisaillés par la raison au point de perdre toute identité… Mieux encore, même Dieu est passé à la moulinette ! Ce qui fait que les braves gens peuvent dormir en paix et que toi, tu peux te cacher la tête sous la couverture après avoir encaissé deux heures d’abominations… virtuelles ! Qui t’en voudra d’avoir eu peur ? Ce film est fait pour ça… « Faire peur », afin d’oublier qu’autour de nous, bien des démons innommables, c’est-à-dire « sans nom », sévissent sans qu’aucun exorciste ne soit en mesure de les combattre avec l’efficacité nécessaire… Pour cela, il faudrait que nous soyons vraiment « le sel de la terre » et non des témoins passifs de son effritement… Bon, tu m’excuseras mais il faut que je rentre chez moi…

 

Je rouvris les yeux. Sur l’écran de la télé, une météorologue diplômée d’un institut de beauté par correspondance me promettait un week-end… infernal ! Crotte ! Je m’étais endormi… Incroyable ! Pendant « l’Exorciste » ! Et j’avais rêvé à Elodie… Avais-je perdu au change ? Et pourquoi gardais-je en mémoire, dans les brumes du rêve, une histoire de foot ?  Sans doute parce que demain, c’est la finale de l’Euro… Espagne-Italie… Deux « nations » au bord de la paupérisation et qui exorcisent ce démon-là en admirant vingt-deux gamins presque milliardaires taper dans une vessie de cuir manufacturée au Vietnam, tandis qu’une moitié du public applaudit sous les huées de l’autre... Curieux spectacle, n’est-ce pas ? Que nous avons inventé tout seul, sans qu’aucun Pazuzu ne s’en mêle, ou alors de loin, sans avoir l’air d’y toucher, sans qu’il accapare nos âmes, en nous déformant le visage, en nous faisant dégobiller vert, en nous envoyant au plafond...

Il ne se fatigue plus beaucoup, le diable... Il sait que nous sommes capables de faire la besogne à sa place... Il peut nous laisser les clés de l’atelier en toute confiance et, avec les revenus que nous lui procurons, se payer des vacances éternelles…

 

 

 



14/07/2012
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