Fred Solojak

Fred Solojak

Les Elodiades (2) - "J'ai soif !"

 

 

Où l’on apprend que Solojak, même en pleine campagne, à 6 heures du matin, pense à « El… »

 

Quelques jours plus tard, Solojak participait, en compagnie de quelques amis, à une marche un peu spéciale. C’était le matin du dimanche de Pâques. La campagne, autour d’eux, s’éveillait sous une brume ambigüe : venait-elle du ciel, sourdait-elle de la terre ?  Il était 6 heures et ils marchaient vers le soleil  afin de fêter « l’aurore pascale » à leur manière, toute en discrétion et en prières, hors des célébrations dites « officielles ».

 

Certains se sentaient dans l’état d’âme de ces femmes qui, deux mille ans plus tôt, en un autre matin de la même histoire,  se dirigeaient vers un tombeau fermé par une lourde pierre. D’autres avaient froid, tout simplement. Solojak, lui, pensait encore à Elodie et à ce maudit roman qui n’en finissait pas de s’écrire dans sa tête.

 

Il grillait cigarette sur cigarette. Parmi la vingtaine de personnes qui composait cette troupe de farfelus, il était le seul à fumer. Il se cantonnait à l’arrière, empêtré dans des bottes de caoutchouc, dans le capuchon de son anorak, dans la fumée de sa cigarette, dans des demi-prières et surtout dans des débris de rancœur ; il en voulait à Dieu d’être présent, ce matin-là, pour les autres et si peu pour lui.

 

La faute à Elodie, n’est-ce pas, qu’il trouvait si distante depuis qu’il l’avait offerte au monde …

 

Pourquoi donc, ne l’avait-il pas gardée pour lui tout seul afin qu’elle alimente sa Foi en éclairant ses doutes ?

 

Soudain, il faillit percuter le dos qui le précédait, celui d’une dame d’un âge certain, grande dévoreuse de ces beaux livres de spiritualité qui renvoyaient, sans équivoque, « El, tout simplement… » dans l’anonymat des aubettes de gare. Chaque fois qu’elle le croisait au village, cette personne s’obstinait à vouloir lui parler. Il l’écoutait poliment quelques secondes avant de s’endormir sur place quelques heures. Il l’aimait bien mais n’osait pas le lui montrer, de peur qu’au-delà des rencontres fortuites, elle ne prenne l’habitude de lui téléphoner tous les soirs afin d’avoir son avis sur des sujets qui ne l’intéressaient en aucune manière. Solojak, c’est mal connu, n’est altruiste qu’envers ce qu’il voit et n’est lecteur que de quelques vieilles plumes oubliées de la littérature. Quant aux modernes, il n’en reconnaît qu’un seul que sa modestie naturelle l’empêche de nommer...

 

Le groupe s’était arrêté parce que l’animateur l’avait décidé. Il s’agissait de souligner, par des témoignages et des prières, un des signes pascals : celui de l’eau.

 

L’animateur demanda : « Que pensez-vous de l’eau ? Avez-vous vécu un évènement, une situation, en rapport avec elle et qui vous aurait profondément marqué ? »

 

Solojak s’écarta de la dame et alluma une nouvelle cigarette, en écoutant distraitement ce qui se disait. Lui, il voulait se taire, obstinément, comme l’enfant boudeur qu’il savait être. Il se réfugia en « El ».

 

— Qu’aurait répondu Elodie à cette question ? se dit-il.

 

Et il admit, après un bref effort de mémoire, qu’Elodie, tout comme lui, n’aurait rien dit. Dans le roman, en effet, on ne parlait pas spécialement de l’eau… Par contre, et cela l’interpella, il y avait « la soif »…

 

« J’ai soif » furent, selon Saint-Jean, les avant-dernières paroles du Christ sur la croix (Jn 19,28). Elles furent prononcées afin que « l’écriture soit accomplie jusqu’au bout », en référence au psaume
22
(verset 16). On offrit au Christ du vinaigre, ce qui n’était pas très sympa...

 

« Bracco aussi eut soif, lors de l’ascension du Grand Pic », se rappela Solojak. Il avait paumé tout son matériel et ses provisions. Elodie n’avait qu’une méchante gourde d’alu à moitié remplie d’une eau tiède. Quand Bracco eut bu cette eau, il put repartir vers le haut (El, tout simplement…, page 126). Mais comme le soleil chauffait à blanc la paroi, après quelques centaines de mètres, il fut saisi d’une soif impitoyable, énorme, capable de vous sécher sur pied… Il ne le dit pas à Elodie… Elle le devina. Alors, s’étant coulée à ses côtés, elle devint pour lui de l’eau fraiche... (El, tout simplement..., page 134).  Mais Bracco, une fois désaltéré, s’en voulut de son indigne faiblesse et, tout à ce ressentiment, il oublia ce qu’elle lui avait offert et il faillit redevenir ce qu’il avait été… Pour empêcher cela, Elodie, tout en silence, lui offrit bien plus encore…

 

« C’est bien comme ça, Elodie, que tu as agi, pour sauver Bracco de lui-même : t’offrir en abondance, comme une source inextinguible… »

 

Solojak voulut prendre la parole, raconter l’histoire de ces deux alpinistes plantés sous le soleil, au milieu d’une paroi d’une aridité absolue… Raconter comment l’une avait sauvé l’autre… Faire en sorte que son anecdote sur l’eau, malgré son hermétisme, puisse  déboucher sur une page d’Evangile…

 

Il aurait voulu dire ceci : « L’eau que l’on boit est sans importance puisqu’elle ne répond qu’à une nécessité ponctuelle ; ce qui désaltère en profondeur, en vérité, c’est Celui ou Celle qui vous la donne… »

 

 Il allait ouvrir la bouche quand il s’aperçut que le groupe s’était remis en marche… Seule, à ses côtés, la dame cultivée lui demanda si « ça allait »

 

— Oui…

 

— As-tu lu le dernier ouvrage de… (elle cita le nom d’un auteur qui, la veille, était passé dans une
émission de télévision pleine de philosophes bien coiffés, bien habillés et bien compliqués… )

 

— Non ! Et toi, as-tu lu « El, tout simplement… » ? lui demanda-t-il.

 

— Oui, mais je n’ai pas aimé…

 

— Pourquoi ?

 

La dame ne répondit pas. Accélérant le pas, elle rejoignit le groupe. Solojak alluma une nouvelle cigarette et eut un fin sourire. « El » n’était pas aimée. C’était normal. Pour que le soleil se lève, à 6 heures du matin, le dimanche de Pâques, il ne faut ni brumes, ni brouillard ;  pour que la pierre du tombeau soit poussée sur le côté, il ne faut pas que l’on parle, ni que l’on lise, ni que l’on écoute, ni que l’on prie, ni que l’on réfléchisse…

 

Il faut juste écrire. Ce que l’on voudrait qui soit. Et boire du vin en écoutant « Sebastian » des Cockney Rebel…

 

Jusqu’à ce qu’El toque à nouveau à la porte…

 

La suite en cliquant ici : "les Elodiades" - 3

 

 

 



17/04/2012
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