Fred Solojak

Fred Solojak

Extraits choisis...

ATTENTION : les textes ci-dessous ne sont pas "justifiés" comme dans le "livre papier" ! Ne vous effrayez pas de la typo dégingandée ! 

 

Pp 7-8

 

1

    Xavier m’a téléphoné ce matin, alors que j’émergeais péniblement des draps. Je m’étais pris les pieds dans la courtepointe puis dans le tas de vêtements abandonné au milieu de la chambre. Il m’avait demandé si j’arrivais d’Alaska, pourquoi j’avais mis tant de temps à répondre, si j’avais oublié qu’à dix heures du matin, chacun de ses collaborateurs doit être rasé de frais, l’œil attentif sous le sourcil froncé, le portable ou la caméra opérationnels — j’exagérais, nom de Dieu, j’avais donc oublié de quoi je lui étais redevable et quel aurait été mon sort s’il ne m’avait pas recueilli dans son équipe ? J’avais laissé passer l’orage avant de bredouiller un « bonjour » qui exhalait autant la carie que l’effluve de whisky. À l’autre bout du fil, il avait dû froncer le nez, se passer une lingette sur les joues et les lèvres et, tant qu’à faire, sur les accoudoirs de son fauteuil…  

    — On doit se voir au plus vite ! À midi, O.K. ? On déjeune ensemble au Gravillon d’or, ça te va ? De toute façon, tu n’as pas le choix !

    Il avait raccroché. J’étais resté au milieu du salon, le combiné dans une main, la tignasse dans l’autre. « Tu n’as pas le choix ! » ; c’était sa façon de me rappeler que j’étais sur la planche, prêt à plonger dans le potage, à y être englouti, plus prosaïquement à finir mes jours à l’hospice. Mon dernier reportage avait été refusé par le directeur général des programmes : « Trop sentimental, pas assez percutant ! » Conséquence : le public avait été privé de ma petite immersion dans l’enfer du centre pour demandeurs d’asile de Bouphcinklet am Povkon.

 

    Je prends une douche dont la flotte n’a pas le temps de chauffer et, après vingt minutes de recherche, j’enfile une chemise propre dont le col n’est pas élimé. Par contre, les chaussettes trouées ne m’effraient pas. Ne sont-elles pas parfaitement assorties à mes mocassins pourris ? Depuis que Gloria m’a quitté, je ne me tracasse plus pour ce genre de détails. J’hésite entre me raser ou afficher cette barbe de trois jours qui me donne l’air de ce que je suis, un presque sexagénaire au teint gris et à l’allure louche de ces vicelards qui transforment les parois des vespasiennes publiques en agendas à ciel ouvert. Je choisis d’allumer une cigarette que j’écrase aussitôt, j’ai décidé d’arrêter de fumer, il paraît que l’on meurt de ça, ce qui ne m’étonne pas, la vie est pleine de dangers, n’est-ce pas, et entre l’arsenal nucléaire ex-soviétique, les méfaits de l’huile de palme, les déjections de CO2 des gros SUV et les frasques explosives d’Al-Qaïda, il n’y a pas photo : l’usage de la nicotine représente le sommet de la folie suicidaire. Je me verse un verre en balançant la vidange contre le mur. Elle heurte la photo de Gloria que je n’ai pas encore eu le courage de décrocher ; un jour, une des vidanges s’en chargera. Elles sont déjà sept ou huit sur la moquette. À force d’entraînement, je vais bien y arriver, un matin où je serai vraiment à jeun.

 

    La rue est sombre et rendue visqueuse par un crachin qui oblige les passants à courber l’échine. Fait-il vraiment froid ou n’est-ce qu’une illusion, une sacrée illusion qui risque de retarder le printemps que tous les marchands de maillots de bain et de crèmes glacées appellent à grands cris ? Moi, je m’efforce à ne penser à rien et surtout pas à ce rendez-vous avec Xavier. J’ai senti, dans le ton de sa voix, qu’il était tendu au point de gober une tablette entière de ses décontractants favoris qu’il achète en vrac sur le Net, alors qu’il lui suffirait 

...  (la suite à la page 9 du bouquin)

 

Pp 17-19

 

    — Toutes les bios officielles sont « lisses et sans heurt »… Sinon, il n’y aurait plus un seul politicien à élire, plus un seul artiste ou un seul sportif à applaudir…

    Un intérêt nouveau clignote dans le regard de mon vis-à-vis. Comme je viens de m’ajuster à ses propos, il n’a plus besoin de lancer ceux-ci comme des couteaux.

    — Nous sommes bien d’accord… Les bios officielles sont adaptées aux nécessités du présent, jamais à celles du passé. On n’élit pas des repris de justice… ou si peu… C’est sur la base d’une vie de sainteté que l’électeur choisit son favori… 35% d’entre eux vont peut-être voter pour madame Betsy Lieberman après avoir gobé cette bio insipide… Les cons ! Les foutus cons ! 

    Sur cette dernière affirmation crachotante, il se lève et va se servir un verre. Il ne vient pas se rasseoir. Il se met à arpenter la pièce à la façon d’un dictateur qui conquiert l’univers dans la solitude d’une nuit blanche.

    — Certes, madame Lieberman est peut-être une vestale consacrée à une mission politique, une sainte-intouchable qui, même sous la torture, ne renoncera jamais à afficher un sourire tout à la fois candide et déterminé ! Mais supposons un seul instant qu’elle soit, au contraire, une foutue garce, une malsaine de haute volée, pétrie de bas instincts et de tares héréditaires, n’attendant que le moment d’arriver au pouvoir afin de génocider à l’envi ? Vous sentez le piège, cher monsieur ? Et surtout le risque que nous courrons ? Alors, je vous demande un peu : quel est le meilleur, que dis-je, le seul moyen de nous préserver de toute mauvaise surprise ? Qui pourra dénuder madame Lieberman jusqu’à nous révéler le moindre grain de sa peau comme le plus inavouable de ses projets ? Un enquêteur, cher monsieur ! Et comment ? Par une enquête ! Une enquête intransigeante, un passage à tabac virtuel où les cendres et la fumée se mélangeront jusqu’à l’ultime décantation qui nous révèlera ce qui doit l’être ! Et qui sera le bénéficiaire de cette délicate alchimie ? Mais le pays, cher monsieur, le pays tout entier ! Et le parti ! Et les électeurs ! Si madame Lieberman est élue sur la base d’un certificat de bonne vie et mœurs que nous lui aurons délivré ou si, au contraire, une immonde duplicité nait enfin au grand jour, dans les deux cas, quelle formidable victoire pour la démocratie ! La démocratie, voilà le Saint Graal que, par pur bonheur, notre cher pays a découvert, au prix de luttes insensées, depuis tant et tant de siècles ! C’est à notre tour de le défendre, cher monsieur, mieux, de l’embellir plus encore, en purifiant madame Lieberman et, par conséquent, tous ceux qui s’apprêtent à voter pour elle… Quelle noble tâche ! Quel sacré défi ! Incontournable ! Le refuser, c’est fuir nos convictions, retourner notre veste, devenir apostat, briser tous les miroirs dans lesquels nous pourrions encore graver notre reflet devenu si abject ! Oui, cher monsieur, on en est là, tristement mais invariablement là ; il faut, vous m’entendez, il faut une enquête salutaire sur madame Lieberman !

    Il s’est arrêté à ma hauteur et se penche vers moi comme s’il s’apprêtait à me bécoter. Il empeste l’ail, cet agité grandiloquent, et je dois nouer ensemble sphincters et narines afin de m’empêcher de le repousser… Je commence, bien entendu, à comprendre en quoi je puis lui être utile… Enfin, il s’écarte et termine son verre qu’il fait claquer sur la table.

    — Pour une enquête aussi délicate, sinon périlleuse, martèle-t-il, Xavier me certifie que vous êtes le meilleur !

    Bref regard vers Xavier. Il se masse les mains, comme s’il s’apprêtait à me supplier. Je hausse les épaules…

    — « J’ai été » le meilleur avant de travailler pour la CNTV. Les canards que je nourrissais de mes talents ont disparu ou ont changé de nom. Et pour faire simple, ils s’apparentaient tous à la presse à scandale...

    — C’est bien ce que l’on vous demande… D’établir si oui ou non, il y a matière à scandale dans la vie si lumineuse de madame Lieberman…

 

3

    Madame Lieberman est sur mon lit et je l’interroge du regard. En rentrant à l’appartement, je me suis servi un grand verre. J’ai même allumé une cigarette que j’ai éteinte aussitôt. Je n’étais pas bouleversé à ce point. Ce que le petit homme sec me demandait n’était pas très compliqué. Pour le satisfaire, je devais simplement réendosser mon vieil habit de roi des fouille-merdes. Avais-je, en cinq ou six ans, chopé suffisamment de scrupules pour l’avoir élimé jusqu’à la trame ? Possible… En attendant, j’avais tout intérêt à me secouer, car ce que l’on m’offrait pour effectuer des « repérages en vue d’une émission consacrée à madame Lieberman » allait apurer mes dettes auprès de l’épicier, ajouter un zéro à mon solde bancaire et me permettre de biberonner du vingt ans d’âge jusqu’à ce que je me décide à en finir avec la vie — ce qui pouvait être dans trois jours comme dans trente ans. Si je n’avais pas peur de la mort, j’avais celle d’expirer sous un pont, couché sur des cartons, en compagnie de mes morpions éplorés et, en guise d’encens, d’un litron de picrate… Gloria m’avait habitué, malgré moi et à son profit, à un certain confort et, puisqu’il fallait mourir, autant que ce soit dans un pieu d’hosto aux draps amidonnés… 

... (la suite dans le bouquin)

 

Pp 61-64

...

    — Facile ! Voilà son numéro de portable…

    J’encode rapidement le renseignement. À ce train-là, ma boîte « contacts » va bientôt déborder de l’écran du smartphone que Gloria m’avait offert à l’occasion de notre dernier Noël commun.

    — Vous me tenez au courant ? me supplie Matt Maifaisse tandis que j’entrouvre la porte… Nous avons un stock de peinture jaune cobalt… Vous croyez que ça passera à l’image ?

   

    Je lui ai donné rendez-vous au Plazza, la terrasse la plus centrale de la ville, où il m’était arrivé d’attendre des heures une Gloria toujours en retard, même au début de notre amour éternel. Le soleil de cette après-midi de mars, tout pâlot est-il, invite à s’asseoir, à étendre les jambes, à dénouer sa cravate, à siroter quelques cocktails sans glaçons, à regarder passer les filles. Je n’en ai pas le temps ; une tornade s’abat sur moi. Valérie Tournel, m’ayant reconnu à la description que je lui ai faite au téléphone, ce qui est logique, vient d’arriver.

    C’est une petite bonne femme titillée par la cinquantaine, mais ayant conservé une silhouette de fillette élevée en plein air et une frimousse pétrie par toutes sortes de sourires, de tics, de « ohlala » silencieux et de petites rides rigolotes aux coins des yeux. Elle me prend aussitôt dans ses filets, capte toute l’atmosphère de la terrasse, commande un gin-fizz, allume une cigarette, toussote longuement, creuse ses poumons, rentre le ventre, fait jaillir ses seins sous son léger t-shirt, me regarde, rit de moi et me déclare enfin qu’elle est stupéfaîîîte que la CNTV s’intéresse à son boulot…

    — Oui… Et comme je vous l’ai fait comprendre, c’est assez…

    — C’est urgentissime, O.K.-O.K., c’est pourquoi je suis là… Bon, on ne va pas rester ici… Je m’enfile mon gin et on va se balader le long du lac…Tu comprends, moi, je ne sais pas rester en place… Faut que ça bouge, sinon, je m’étiole ! Et quand je risque de m’étioler, je deviens féroce ! Tu ne peux pas imaginer... Déjà deux minutes que je glande sur cette chaise… C’est trop ! Tu t’appelles comment déjà ? Paul… Je peux dire « Paulo » ? J’adôôôre ce prénom : Paulo… Pas toi ? Allez hop ! On se tire !

    Le temps de laisser un billet sur la table, de me lever, elle me hèle déjà du bout de la ville…   

    — Eh ! Tu viens, Paulo !

    Je la rejoins. J’ai deux têtes de plus qu’elle. Elle s’accroche à mon bras, sans plus de façon. Je me surprends à trouver l’initiative agréable…

    — Bon, tu veux savoir quoi, au juste-auguste ? On n’a pas la vie devant nous… Je vais repartir… Au Mali… Sacrée région ! Ça craint ! Matt a dû te sortir sa feinte à deux balles sur le « il ne faut pas se voiler la face, rapport à l’Islam, ah-ah ». C’est un barjo, Matt, dévoué à la cause, mais totalement débile en humour… En amour aussi, d’ailleurs… C’est une autre histoire… Toi, c’est l’histoire de Betsy qui t’intéresse… Bon, on va rejoindre la rive… T’as vu, y’en a qui s’entraînent déjà pour les régates du printemps… Ô ce con, il va chavirer !…

    — Vous l’avez bien connue ?

    — Tu me tutoies ou je me casse ! Tu parles de Betsy, là ? Oui, on peut le dire, on peut vraiment le dire, que je l’ai bien connue… J’étais déjà en place depuis six mois quand elle est arrivée… L’équipe foirait… Matt nous expédiait n’importe quoi ! Des mecs aux mains propres et désireux de les garder, des pimbêches botoxées s’imaginant sauver la planète en administrant — par le fion s’il vous plaît —  un Aspro à un paraplégique… Rien de compétent, rien de fiable, rien sur qui s’appuyer… La galère ! J’ai pratiquement pas pieuté pendant des semaines… Ça pleurnichait dans tous les coins, parce que médème s’était cassé un ongle et monsieur avait tâché sa veste Chevicon… Le doc et moi, nous jouions les psys en permanence, pendant que les malades, eux, se demandaient s’ils n’allaient pas nous filer un coup de main… Le monde à l’envers, quoi ! Aussi quand Betsy est arrivée, j’ai pas compris ni comment ni pourquoi, mais j’ai deviné qu’un cadeau du ciel nous tombait dessus… J’te jure que ça ne s’explique pas !… D’autant plus qu’elle était nulle de chez nulle, au niveau pathologie tropicale et autres… Tiens, le con, il a réussi à redresser, mais le voilà qui va se prendre la bouée !

    Comme je commence à avoir mal à la tête, j’ai ralenti le pas. Elle pédale à mon flanc pour que j’accélère à nouveau. Je m’arrête. Elle freine trois mètres plus loin.

    — Si on s’asseyait sur un banc ? Vous… tu comprends, je n’ai plus vingt ans moi… Puis il faut que je prenne des notes, dis-je, en fouillant désespérément mes poches ; je n’ai même pas une pointe de crayon sur moi…

    — Des notes… Tu veux prendre des notes ? O.K.… T’es quand même un drôle de journaliste, toi…

    Soudain, elle s’arrête de bouger, de flipper, de tiquer, de babiller, de contempler le lac et les régates. En me regardant par en dessous, elle se fait toute songeuse…

    — Mais, en fait, qui me dit que t’en es un, « Paulo » ? Qui me dit que t’as pas baratiné ce con de Matt, toujours prêt à déballer au premier venu les splendeurs de « son » ONG ? Sans vouloir te froisser, t’es un peu miteux pour une boutique comme la CNTV… On dirait que t’as pas dormi depuis trois mois… que tu te nourris de jus de navet et de yaourts périmés… Tu m’as parlé de quoi, là, au téléphone ? D’un reportage sur les candidats aux élections ? Pourquoi tu ne vas pas les trouver, eux ? Avec une équipe, des caméras, tout le toutim, comme il me semble que ça doit se faire ?

    Je soupire. Je vais devoir glisser, en profitant d’une coupure improbable dans le débit de ce moulin à paroles, une justification qui lui apparaîtra sans doute foireuse. En attendant, elle s’est assise sur un banc et ne m’a pas invité à la rejoindre…

    — Si je vais les trouver, dis-je, en me lissant de la paume les joues, « ils » vont me servir leur soupe habituelle… J’aurais droit au catalogue exhaustif de leurs qualités et mérites… Mon reportage leur servira de propagande et…

    — Et ce n’est absolument pas ce que tu veux… D’accord ! Mais crois-moi, si tu vas trouver Betsy, elle ne sera pas « comme tu dis »… Ça, je te le garantis !

    — Vous… Tu la connais si bien que ça ?...

    Elle secoue la tête, hésite à me saisir le bras. Elle se lève du banc, fait quelques pas vers un saule pleureur, lui frôle l’écorce, comme si elle s’apprêtait à le consoler… Elle préfère en faire le tour et revenir vers moi, l’œil très mauvais, la bouche tordue par une irritation que je m’explique mal…

    — Pour qui tu me prends, Paulo ? Pour une vieille fille qui rabâche ses amours envolés en les enjolivant un max ? Tu crois que je suis hors course ? T’oublies où je vais aller me planter, dans moins de deux semaines ? Le Mali… Et avant ça, y’a eu le Zimbabwe et encore avant le Gabon… Je suis une ...

 

(Une "quoi"? - Pour le savoir, faut lire la suite dans le bouquin...)

 

Pp 80-82

...

Personne n’a jamais compris pourquoi nos zaïeux avaient choisi un lieu aussi répugnant pour y établir une bourgade devenue, mille ans plus tard, une métropole de 666.961 habitants. De toute évidence, ce mystère de l’histoire ne tracasse pas Raphaël. Il m’informe qu’il est né dans un faubourg sinistré par la faillite des usines de cervelas et que ça lui ferait plaisir d’aller faire coucou à sa mère, survivante d’un couple « qui en avait bavé lors des grèves de l’hiver soixante ». Je ne dis ni oui ni non. Préserver la Corolla des agressions de la circulation et de la chaussée glissante sollicite toute mon attention. On se gare près du palais des expos, un bâtiment si plat qu’on est en droit de se demander si nos statures d’athlètes vont pouvoir s’y déployer. On paye nos entrées et on se retrouve plongés dans une atmosphère de vente à la criée. Ça braille dans tous les coins et l’acoustique du lieu est délirante. J’ai l’impression, si je murmure « bonjour » à quelqu’un, que ce sera le parfait inconnu du bout de la salle, à deux cents mètres de là, qui me répondra « salut, ça va ? » On repère assez vite un panneau grand comme ça qui liste les participants à la fiesta. Ce sont tous des noms prestigieux dans leur partie. Y’en a même qui viennent de New-York et de Serinchamps ! Julius Oldstuff  — « art précolombien, etc… » —  crèche allée XYZ, stand 2142 bis. C’est à quelques kilomètres de là, près de la brasserie et des toilettes « nord ». Au passage, Raphaël me signale qu’il doit soulager zézette. C’est donc tout seul que je m’approche du stand de Julius. Il n’y a pas grand monde devant les tréteaux mais ça semble prospère, ne serait-ce que par l’abondante marchandise et par la présence d’une hôtesse carénée comme une automobile de sport italienne et rouge. Je me dandine vers elle en me lissant mentalement les cheveux et les sourcils. Pendant cette opération, Raphaël ressort des toilettes en refermant sa braguette dans un geste qui lui heurte la glotte.

    — Bonjour, belle enfant…

    L’excellence de cette entrée en matière fait frétiller la personne en question, sans pour autant la dépiauter d’un sourire commerce-commerce qui ne me laisse aucune illusion sur sa disponibilité relationnelle. Au pire, c’est une catherinette frigide ; au mieux, une poulette se réservant à quelques coqs d’un autre plumage et d’une autre capacité économique que moi. Je me mets à chipoter dans la marchandise. Un grille-pain « Papy-nova », en vrai plastique rouge des Trente Glorieuses, me tape dans l’œil…

    — C’est précolombien ? dis-je…

    — Non… Allemagne 1965…

    Cette jolie carrosserie aurait mieux fait de ne pas laisser vrombir le moteur qu’elle enrobe. Elle jouit, si je puis dire, d’un de ces accents pointus et discordants que l’on rencontre chez les nunuches qui fréquentent les téléréalités, sans avoir été drivées par un coach patenté (quoique…)

    — Combien ?

    — Six mille…

    Je repose l’engin avec toutes les précautions et le respect dus à son onéreuse rareté et comme mon compère m’a enfin rejoint, j’en arrive à l’objet, pas du tout sixties celui-là, de ma présence dans cet abattoir à pigeons :

    — Serait-il possible de nous entretenir avec monsieur Oldstuff ?

    — Il est occupé… Mais j’irai le prévenir « dès qu’il aura fini »…

    Elle a louché vers sa droite. Je louche vers ma gauche. Un couple particulièrement feutré et chuchotant sévit à l’autre bout du stand, séparé par une table qui sert de bureau portatif. L’homme de mon côté bave parce que, sans doute, il vient de conclure l’affaire de l’année. L’autre, en face, ne bave pas parce que c’est un pro de la vente qui ne doit jamais exprimer sa jubilation d’avoir réalisé l’arnaque du siècle. De toute façon, l’aurait-il fait que ce bel effort l’aurait achevé. Il doit être l’antiquité la plus vénérable du lieu. Il s’apparente à une cloche décharnée, ensevelie sous trois strates de vêtements allant de la pelisse de Balzac au bonnet de Diderot en passant par les pantoufles de Jules César. Si c’est ça Julius Oldstuff, il est une brocante ambulante à lui tout seul… Par contre, il retrouve une jeunesse certaine en s’emparant du chèque grand format, tout dégoulinant de chiffres, que le client lui tend. En échange, il lui remet un objet si petit que j’écarquille les yeux avant d’admettre que d’où je suis, il est carrément invisible. Ils se saluent, se séparent, se bécotent de loin, en se promettant de se revoir l’an prochain « même heure, même endroit ». Julius rapplique vers nous en se frottant les mains…

    — J’ai vendu la dent de la momie de Chimalpopoca ! souffle-t-il à son employée.

    — Quoi ! La molaire de votre grand-père ! ne peut s’empêcher de s’exclamer celle qui faillit aussi sec se faire traiter de « petite sotte », si Julius ne nous avait enfin aperçus. Il retrouve un sourire commercial en deux parties : dentier haut, dentier bas. Pas question pour lui d’enrichir son stock avec des éléments de son anatomie buccale…

    — Ces messieurs voudraient vous parler…

    — En privé, complété-je…

    Julius fronce les sourcils, ce qui décuple le réseau de rides qui lui scarifie le visage.

    — C’est urgent ?...

 

(La suite dans le bouquin...)

 

Pp 116-120

...

À Ichfickdichlachen, ce n’est pas encore la saison et on doit se taper trois tours de patelin avant de dégotter une gasthaus ouverte. Il est temps ! Le gros s’apprête à replonger dans la neurasthénie en soupirant à provoquer des avalanches et en traînant les pieds à en soulever des tempêtes de poussière. La lecture de la carte lui rend quelques couleurs et une partie de ses velléités :

    — Il nous a fallu trois heures pour nous planter ici… Il en faudra trois de plus pour remonter… Vous comptez faire quoi, entretemps, patron ? Partir à la cueillette des edelweiss ?

    — Non, à celle d’infos sur la belle Mélissa… Tu ne l’avais donc pas encore assimilé, depuis le temps que tu me fais la guerre à ce sujet ?

    Tandis qu’il continue à apprendre la carte par cœur, en salivant comme un bouledogue, j’entreprends le serveur au corps. Façon de parler ; il ne m’offre qu’une longue silhouette ennuyée qui ondoie entre notre table, le bar et la cuisine. Si la gasthaus rutile de tous ses cuivres, bois de cerfs, cornes de chamois, sarments séchés de vignes, verres et bouteilles alignés par ordre de taille, on n’en devine pas moins que les affaires sont difficiles, sinon désespérées…

    — Il n’y a pas grand monde, lui dis-je, en profitant d’une arythmie dans son maussade cabotage.

    — Il n’y a jamais grand monde fin mars… Il faut être fou pour venir ici fin mars…

    — Votre sympathique village est surtout fréquenté en été par les randonneurs et les alpinistes, n’est-ce pas ?

    Son regard punaisé sur le plafond me fait comprendre que lui et son sympathique village ont envie de nous envoyer balader ailleurs…

    — Et pour ces messieurs, ce sera ?

    — Le sanglier des Abruzzes à la sauce moldave est comment ? s’enquiert le gros.

    — Absent… Il n’y en a pas…

    — Et le coulis de mortadelle « de nos montagnes » aux effluves de sueurs paysannes ?

    — Il ne sent rien… Il n’y en a pas…

    Le gros, sans se laisser démonter — ça prendrait trop de temps —, risque une troisième tentative :

    — J’essayerais bien la Fleischpanzer façon « Das Reich »… C’est à base de viande de porc faisandé, n’est-ce pas ?

    — Ça se pourrait… S’il y en avait…

    — Bon ! Écoutez, mon vieux, gagnons du temps : dites-moi ce qu’il y a de dispo sur votre foutue carte à trous !

    — Des œufs sur le plat… Moyennant supplément, je peux y ajouter une tranche de jambon… pour deux…

    Je décide d’intervenir avant que le gros n’accroche l’efflanqué dédaigneux parmi une collection de chopes de bière pendue à une poutre en vrai bois décorée en relief de petites-Heidi(es)-à-la-montagne-sur-les-genoux-de-son-grand-père.

    — Les œufs sur le plat, c’est parfait… On prend le jambon… Pour boire, ce sera un verre d’eau pour chacun…

    — Minérale ou nature ?

    — Ce qui est le plus cher… Il faut bien faire vivre les petits commerces accueillants, n’est-ce pas ?

    Il s’éloigne à petits pas. Pas une seule seconde, il n’a craint les réactions du gros, ce qui peut signifier qu’il contient une rage intérieure capable de le faire affronter n’importe quel danger…    

    Raphaël maugrée : « T’aurais dû me laisser lui en mettre quelques-unes, bordel ! T’as vu la façon dont il nous matait ? »

    — Oui, j’ai vu… Ce gars-là nous méprise ! Et j’ignore pourquoi… Par contre, je te dis « merci » !

    — De quoi ?

    — De m’avoir enfin tutoyé…

    — Y’a pas de quoi ! J’ai mes nerfs, vous comprenez, patron… Déjà que ce voyage m’emmerde, voilà que je vais mourir de faim ! J’espère que ses œufs sont frais, sinon je sais bien où ils vont finir…

 

    Les œufs ont dû être frais, probablement avant la domestication de la poule. Le jaune ressemble à un rond de pâte à modeler séchée et le blanc à un bout de rideau calciné. Quant à la tranche de jambon, elle provient d’un cochon qui souffrait d’ulcères à l’estomac et de varices aux pattes. Je parviens, à l’ultime seconde, à empêcher Rapha de transformer son assiette en frisbee. Je me lève et me dirige vers le bar, dans l’intention de régler l’addition. Un bonhomme, que nous n’avions pas vu entrer, y est accoudé. Une barbe de grand-père, en vrais flocons d’ouate, encadre un bon sourire de père Noël. Il a entre 35 et 98 ans et on a envie de lui serrer la main, de lui remonter sa culotte de cuir qui a tendance à lui servir de chaussettes et de lui demander des nouvelles de sa famille en lui offrant un verre de cet alcool dont son nez turgescent trahit l’usage abusif. Le serveur grognasse je ne sais quoi en prenant mon billet.

    — Que dites-vous ?

    — Rien !

    — Mais si, vous avez dit quelque chose ! Rassurez-vous, je m’en contrefiche ! Ce qui ne m’empêchera pas de recommander votre aimable établissement à mes meilleurs amis…

    Ma boutade ironique provoque chez lui une réaction étonnante, car effrayée, comme si je l’avais menacé de lui verser sur la tête un bidon de vitriol.

    — Surtout pas ! J’en ai ma claque des « tordus du centre »… Surtout si ce sont des tantouzes !

    Et il se réfugie dans la cuisine en claquant la porte…

    J’en reste comme deux ronds de flanc et même plus (je crois que je l’ai déjà fait, mais ça m’amuse). Le gros m’a rejoint ; il peut entendre, tout comme moi, le commentaire du papa Noël :

    — Il faut excuser Karl junior, il n’a jamais quitté la montagne. Il est le fils du cousin germain de sa mère, si vous voyez ce que je veux dire…

    — Pas vraiment… Et en général, j’entends ce qu’on me dit ; je ne le vois pas…

    Je me reproche aussitôt ma remarque à croate (faut bien un peu changer ; pourquoi ce serait toujours à un Serbe à qui l’on ferait des remarques ?) ; ce gars-là a un si bon sourire et une si grande envie de tailler, sinon sa barbe, du moins une bavette…

    — En tout cas, l’asticoté-je, il n’apprécie ni les homosexuels, ni ce qu’il appelle « le centre »… Si ça peut vous rassurer, nous ne le sommes pas… homos, je veux dire…

    — Ça n’a plus aucune importance ; du temps où ma flamberge flambergeait, j’étais bi…

    Ce trait de sincérité m’encourage à poursuivre l’entretien, malgré la menace de voir réapparaître le crétin des Alpes.

    — C’est quoi « le centre » dont il a parlé ? « Essor Vital » ?

    — Oui… Mais pour nous, ce serait plutôt « essor fatal »…

    — Ah bon ? Vous n’êtes guère plus enthousiaste que Karl-junior, dites donc !

    Il vide son verre et s’empare d’une bouteille qui trône à portée de sa main.

    — C’est la mienne, se justifie-t-il. Vous en voulez un coup ?

    Le gros dit « oui », moi « non »…

    — Au début, j’étais enthousiaste, comme vous dites, reprend-t-il en servant Raphaël. Le maire de l’époque nous avait présenté la chose comme une « opportunité exceptionnelle » pour le village… Que ça allait nous changer des randonneurs impécunieux, attirer des investisseurs, faire parler de nous jusqu’en Alaska… Je suppose que vous ne venez pas d’Alaska, n’est-ce pas ? Mais vous y allez quand même au centre ? Vous participez à « un séminaire » ? 

 

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10/01/2016
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